Vision

 

- UN MONDE NOUVEAU

- LES PROBLÈMES

- LA PLACE ET LE RÔLE DU CRES

LE CRES COMME «OBSERVATOIRE DU XXIe SIÈCLE»

Le CRES s’est assigné pour objectif de faire se rencontrer des acteurs de l’ entreprise et des gens du savoir, de telle sorte que les premiers puissent tirer profit d’une connaissance meilleure des milieux où ils sont appelés à agir. Dans un premier temps et en manière de rodage du projet, le CRES a procédé par coups de projecteur adressés à diverses zones sensibles, à des titres très divers, de la planète, dont la Russie, la Chine, l’Asie Centrale, l’Afrique sud-saharienne. La qualité des conférences et des résultats peut être appréciée par la consultation des différents numéros de l’organe de diffusion du CRES, «Nouveaux Mondes».

Le moment paraît opportun de passer à une deuxième étape, plus en conformité peut-être avec la vision du monde défendue par le CRES et avec le rôle qui pourrait être le sien.

UN MONDE NOUVEAU

Tout un chacun demeure persuadé, depuis 1989-1991 et la dissipation du communisme, que nous sommes entrés dans un monde nouveau. Encore faut-il préciser de quel monde il s’agit et en quoi consiste sa nouveauté. En prenant les choses du plus haut et du plus loin, la vision du CRES est définie par une succession de diagnostics historiques, pointant vers un pronostic précis.

1.    L’aventure humaine, considérée dans sa généralité et ses lignes directrices, peut être partagée jusqu’ici en quatre épisodes distincts:

· les 9/10e de l’aventure représentent l’«histoire naturelle» de l’espèce, répartie en une myriade de bandes et de tribus, soumises à des mouvements perpétuels de convection et à des dérives lentes et inaperçues par les intéressés, et limitant le plus possible leurs contacts;

· il y a dix mille ans environ, des contraintes climatiques, démographiques et morphologiques font naître des centres d’innovation, au Moyen-Orient, en Chine, en Inde, en Amérique du Nord et du Sud; ces innovations conduisent, en quelque cinq mille ans, à l’émergence de principautés, de royaumes et d’ empires; c’est dans ce cadre politique que vont se dérouler, pendant cinq mille ans à peu près, des histoires et se développer des civilisations, dont le caractère saillant est d’être à peu près imperméables les unes aux autres et de se dérouler chacune repliée sur elle-même;

· à partir de la seconde moitié du XVe siècle, des développements propres à l’Europe arrivent à maturité, qui permettent à celle-ci d’entamer une expansion planétaire, qui va durer environ quatre siècles; celle-ci a pour conséquence, décisive au regard des destinées de l’espèce, de faire communiquer toutes les histoires et toutes les civilisations, mais de le faire par le truchement exclusif des Européens et des Occidentaux;

· la seconde moitié du XXe siècle a conduit à une situation nouvelle, où les histoires ne se contentent plus de rencontres imposées de l’extérieur, mais où l’humanité elle-même commence à produire une histoire.

2.    L’étape européenne de cette aventure humaine s’est accompagnée de l’ é closion d’un phénomène inédit, que l’on peut convenir d’appeler la « modernité». Le mot désigne un ensemble cohérent d’innovations plus ou moins radicales et inédites, les sciences, la démocratisation, l’individualisme, le capitalisme, la sécularisation… Ces innovations sont passibles de deux interprétations radicalement distinctes. Ou bien on la perçoit comme un faciès particulier de la civilisation européenne. Ou bien on la conçoit comme l’émergence, en Europe pour des raisons contingentes qui intéressent la civilisation européenne, d’une matrice nouvelle de possibles nouveaux, ayant valeur pour l’humanité en tant que telle. Le CRES défend cette seconde interprétation, comme plus plausible, plus intéressante et plus prometteuse. Elle conduit à concevoir la modernité comme l’analogue de la mutation néolithique. Ces deux mutations majeures ont mêlé, l’une pendant des millénaires et l’autre pendant des siècles, des phénomènes de décomposition des mondes antérieurs et de transcription de possibles inédits. Si ce diagnostic est exact, il ne faut pas s’attendre à une occidentalisation prochaine de la planète, mais à la dé-composition des cultures et civilisations héritées des phases antérieures et à l’émergence d’une civilisation nouvelle, proprement universelle, par re-composition et par innovation.

3.    Du XVIIe au XIXe siècle, la modernité a développé ses conséquences de manière sinon prévisible du moins rétrospectivement intelligible. Cette é volution a connu au XXe siècle un accident et une parenthèse majeure, entre 1914 et 1991 très précisément. Du point de vue adopté par le CRES, cette parenthèse a été occupée par le combat entre deux versions possibles de la modernité, l’une naturelle et normale, l’autre perverse et contre-nature. Ce combat a eu pour protagonistes la démocratie et l’idéocratie, le capitalisme et la planification, le libéralisme et le socialisme. Le premier camp l’a emporté sur le second, et ce de manière définitive. Cette victoire est acquise, ce qui ne veut pas dire que la guerre soit finie. On peut plaider que le propre de la modernité est de soulever constamment des oppositions, du fait même qu’elle se fraie une route à travers les décombres qu’elle a provoqués. Mais ces oppositions devraient jaillir de nouveaux quartiers, par exemple des intégrismes religieux et nationalistes.

Supposons exacts tous ces diagnostics portés sur l’histoire universelle. Ils conduisent, par la force même de l’argument, à énoncer des pronostics sur les problèmes qui attendent dès maintenant l’humanité. Les plus décisifs se posent déjà dans les domaines politique, économique et moral.

LES PROBLÈMES

Il est loisible d’en repérer quelques-uns, assez pressants pour commencer à obséder plus ou moins consciemment les acteurs et les observateurs. Sans prétendre introduire un ordre d’urgence ni d’importance dans des problèmes dont les solutions comptent également, le CRES s’est attaché plus précisément aux suivants:

1. La transpolitie

Les histoires humaines se déroulent par nécessité dans des polities et entre polities. Par politie, il faut entendre ces groupes humains particuliers qui, vers l’intérieur, s’efforcent de procurer une solution pacifique aux conflits inévitables entre hommes, alors que, vers l’extérieur, les conflits risquent perpétuellement de dégénérer en guerres. S’il est exact que l’ histoire humaine est en train de s’unifier et que cette unification est irréversible, il faut en conclure qu’elle se déroulera soit dans le cadre d’ une politie planétaire unique soit à l’intérieur d’une transpolitie commune. La première issue est, pour un avenir indéterminé, exclue. Le problème qui se pose est de prévoir la structure que recevra la transpolitie mondiale. Il est hautement probable – c’est, du moins, l’hypothèse retenue par le CRES –, que la structure sera oligopolaire, assise sur cinq à sept «puissances planétaires». Ce jeu oligopolaire a ses règles et sa logique, qui ont déjà pu être analysées à l’occasion du «concert des nations» européennes du XVIIe au XXe siècle.

La pluralité des polities n’empêche pas que des problèmes communs se posent et se poseront de plus en plus à l’humanité en tant que telle, des problèmes de pollution, de conservation ou de restauration des équilibres naturels, de flux migratoires, de situations d’urgence, d’épidémies… Ces problèmes d’ intérêt commun humain ne peuvent pas être gérés par une transpolitie. Ils devraient l’être par une politie planétaire, qui n’existe pas et n’existera pas de longtemps, si elle doit jamais se former. Il faut que l’humanité témoigne d’«imagination institutionnelle», en cherchant du côté d’agences spécialisées dans le traitement de ces problèmes.

2. Les polities

La suprématie de l’Europe a imposé au monde l’idéal de l’«Etat-nation». Ce n ’ est pas un idéal, mais une production contingente de l’histoire européenne. Sauf exceptions rares, les histoires non-européennes n’ont en rien préparé les peuples à adopter cette solution régionale. En cherchant à l’imposer malgré tout, on a multiplié les dysfonctions et provoqué des catastrophes. En fait, la notion d’Etat-nation est confuse, car elle mêle deux réalités distinctes. L’une est la politie. Elle peut revêtir deux configurations polaires. L’une est unitaire, qui vise une politie homogène, isotrope et centralisée. L’autre est fédérale, qui la bâtit de pièces hétérogènes agencées en plusieurs niveaux d’intégration. Les histoires anglaise et française, qui ont été décisives et exemplaires pour l’Europe à partir du XVIIe siècle, ont privilégié la structure unitaire. Or l’ont peut plaider que, même en Europe, la structure fédérale est plus naturelle et plus adaptée à la complexité des affaires humaines. Ce plaidoyer est encore plus convaincant, si on l’applique aux réalités politiques extra-européennes. Il devient évident, si on retient l’hypothèse d’une future transpolitie oligopolaire.

Dans «Etat-nation», il y a aussi la notion de nation. La nation est une certaine manière de faire vivre les gens en société – et non en politie. Cette manière repose sur une communauté de passé vécu ensemble, de présent partagé et d’avenir désiré. C’est une manière née en Europe d’une histoire européenne longue et compliquée. Sauf exceptions, là encore, le reste du monde a été très mal préparé à recevoir un tel emprunt.

En un mot, l’humanité unifiée se voit dès maintenant affrontée à des problèmes urgents de structure politique et de ciment social, à des problèmes dont les solutions ne peuvent pas être cherchées dans la simple consultation des archives du passé. Il va falloir faire preuve d’ imagination. L’Europe elle-même en fournit la preuve la plus éclatante: l’ idéal de l’Etat-nation y est devenu un héritage obsolète et pesant.

3. Le régime politique

Toute histoire humaine exige le cadre d’une politie et toute politie est régie par un régime politique, par une certaine manière de régler les relations de pouvoir et de les faire servir au bien commun. L’histoire et le raisonnement semblent devoir démontrer que le régime naturel de l’espèce est celui où les relations de pouvoir sont enracinées dans les citoyens, où la distinction du public et du privé est respectée, où les détenteurs du pouvoir sont des délégués révocables des citoyens, où des procédures et des dispositifs instaurent la paix et la justice. On appelle généralement « démocratie» un tel régime. Le raisonnement et l’histoire indiquent é galement que les principes démocratiques peuvent recevoir les transcriptions institutionnelles les plus variées et que la démocratie est corruptible en non-démocratie.

Ces vérités premières sont particulièrement actuelles depuis la chute des régimes idéocratiques fascistes et communistes. La démocratie est manifestement à l’ordre du jour. Mais il est tout aussi manifeste que les transcriptions européenne et américaine de la démocratie, explicables par des histoires particulières, ne peuvent pas être transposées telles quelles n’importe où. L’Asie et l’Afrique encore plus en témoignent surabondamment. D’autre part, la démocratie, pour réussir ses transcriptions, doit être favorisée par la réunion de certaines conditions qui échappent à la volonté humaine. Là où ces conditions sont absentes, le plus probable est la mise en place d’un régime autoritaire. Or un tel régime n’est pas intrinsèquement hostile à la modernité et à la modernisation. Il pourrait même se faire qu’ un régime autoritaire produise, sans le vouloir ni le savoir, les conditions de possibilité d’une démocratisation future. La Corée du Sud en fournirait un bel exemple.

Enfin, la modernisation, qui procède implacablement par la décomposition des héritages culturels, ne peut manquer de susciter des réactions anti-modernes, dont ont témoigné naguère les fascismes et qui s’expriment aujourd’hui par des intégrismes religieux. Demain, les réactions pourront adopter d’autres langages encore. Pour peu que les circonstances les favorisent, les anti-modernes peuvent accéder au pouvoir et instaurer des régimes idéocratiques destructeurs.

4. L’économie

Elle pose un problème, dont il n’est pas assuré qu’il soit perçu clairement: D’un côté, le marché est devenu mondial, en conformité avec l’unification de l’histoire humaine. Cette mondialisation favorise la production de richesses par l’exploitation plus efficace et plus poussée des avantages comparés. De l’autre côté, le marché mondial dépouille les acteurs politiques des moyens de conduire une politique économique, et impose aux citoyens des mutations perpétuelles. En termes de maximisation de l’efficacité économique, ces développements sont hautement souhaitables. En termes de bien commun, ces avantages économiques incontestables peuvent toujours être contestés. Le problème naît de ce que les acteurs politiques conservent la capacité de se mobiliser contre la planétarisation de l’économie au nom de valeurs et de principes fort honorables. Ils en retirent un «pouvoir de nuisance» é conomique élevé. Ce pouvoir pose un problème, parce qu’il est incontrôlable et imprévisible.

5. Les mœurs

La modernisation, telle qu’elle s’est développée et imposée en Europe et en Occident, a produit des phénomènes caractéristiques affectant l’individu, la famille, la religion, l’éthique, en un mot tout ce qui touche au sens de la vie. Dans ce domaine, il est encore difficile de faire un tri entre ce qui doit être attribué à des particularités occidentales, ce qui relève de la modernité en général et ce qui revient à la condition humaine. Par exemple, ce que l’on appelle l’«exclusion sociale», le fait qu’une fraction de la population, de l’ordre de 10%, tombe hors de l’ordre social dans la marginalité, est une donnée à peu près constante des sociétés post-néolithiques, mais une donnée dont la définition varie avec les sociétés. Par ailleurs, il n’est pas assuré que l’individualisme et la fragilité de la famille soient des phénomènes modernes absolument, même si on peut en retenir l’hypothèse. Par contre, il est certain que les religions orientales présentent des caractères originaux, qui leur facilitent l’ adaptation à une société laïcisée et sécularisée, alors que les religions chrétienne et musulmane vivent des problèmes aigus de conciliation avec la modernité.

La «symptomatologie moderne» se laisse circonscrire. Les divers symptômes peuvent être rapportés à une étiologie commune, qui semble devoir être l’ unification de l’histoire humaine. Quel rôle assigner au CRES dans ce tableau général?

LA PLACE ET LE RÔLE DU CRES

Une «cellule permanente de réflexion» comme le CRES doit avoir un rôle double: elle doit éclairer et inciter.

1. Eclairer Le sentiment dominant chez les décideurs et les responsables semble être l’ indécision sur le cours général des affaires humaines dans la phase actuelle. Or les décisions, qui sont prises en ce moment et le seront dans un avenir proche, engagent les acteurs de manière sinon irréversible du moins pesante. Il importe donc au plus haut point qu’elles soient prises en prenant une mesure aussi exacte que possible de l’état du monde et du cours des affaires humaines. Les diagnostics avancés par le CRES donnent un sens intelligible à cet état et à ce cours. Il se peut qu’ils soient faux, mais ils ont l’avantage de s’offrir à la réfutation des faits et de permettre, par le fait même, les progrès de la perception du réel. D’autre part, les symptômes retenus, qu’il serait facile et indispensable de multiplier et de préciser, rendent possible la mise en place d’une sorte d’ « Observatoire du XXIe siècle», capable de repérer et de poser les phénomènes é mergents qui vont dans le sens de, ou qui contrarient, les interprétations avancées des mouvements profonds de la matière historique. Les phénomènes retenus pourraient toujours être interprétés comme autant de traces laissées par l’histoire en train de se faire et les traces comme autant de confirmations ou de réfutations fructueuses des interprétations soutenues.

2. Inciter Le CRES n’est pas un institut de recherche universitaire. Il s’adresse aux acteurs politiques et économiques. C’est eux qu’il faut éclairer, et il convient de les éclairer pour qu’ils puissent développer l’imagination exigée par l’ampleur et la nouveauté des problèmes qui se posent déjà à l’ humanité, devenue sujet unique de sa propre histoire. Celle-ci sera, comme toujours, ce que les hommes la feront, et ils la feront, comme toujours, selon qu’ils saisiront les problèmes et d’après les solutions qu’ils leur trouveront. La définition des problèmes et l’invention des solutions peuvent donner lieu à des simulations. En réunissant des décideurs et des analystes, il est possible de susciter des «remue-méninges» propices au surgissement de concepts inédits. En l’absence de telles simulations, les acteurs sont condamnés à l’improvisation, et l’improvisation conduit fatalement au bricolage et à l’adoption de recettes anciennes. Or si le diagnostic général du CRES est exact, à savoir que l’humanité est entrée dans une étape nouvelle de son aventure millénaire, il demeure assuré que les solutions é prouvées courent le risque d’obsolescence et que la nouveauté de la situation exige de l’inédit.

3. Comment? A situation changeante, organisation souple et adaptable. Pour éclairer et inciter efficacement, le CRES reposera sur un groupe permanent de quatre ou cinq personnes, chargées de la réunion de cellules ponctuelles et contractuelles. Celles-ci seront de deux ordres: les unes seront composées d ’ experts et de consultants, recrutés au coup par coup, et chargés d’ atteindre les objectifs d’observation de la réalité en marche. L’ observatoire projeté pourrait aussi se transformer en tables-rondes, en séminaires, en conférences, pour cerner des réalités plus complexes. Le second ordre de cellules réunira les experts et les décideurs, pour des séances de «brainstorming» ou de «remue-méninges». Plusieurs modalités sont concevables. L’une pourrait être consacrée à un tour d’horizon des problèmes et des solutions. Il serait, par exemple, de l’intérêt le plus urgent de réunir des responsables au fait des problèmes concrets posés par les principales expériences fédérales dans le monde, en Suisse, aux Etats-Unis, au Brésil, en Inde, au Canada, au Nigeria… Le seul repérage des problèmes est à même de faire surgir des solutions. Une autre modalité consisterait à poser un problème précis à des responsables et à les obliger à inventer, en chambre, des solutions. On réunirait, par exemple, des dirigeants politiques africains, pour leur soumettre le problème d’avoir à trouver des institutions politiques qui soient simultanément en conformité avec les principes invariants et universels de la démocratie et inspirées des traditions politiques africaines.

Qu’il s’agisse d’éclairer ou d’inciter, le CRES aura besoin d’un organe de diffusion permanent. La publication, devenue bi-mensuelle ou, de préférence, mensuelle, de «Nouveaux Mondes» devra être poursuivie. Son directeur devrait faire partie de l’équipe réduite permanente.

J. Baechler, membre de l’Institut